Mémé Marg’ritte

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Voici le portrait de ma grand-mère, une personne à laquelle je tiens beaucoup et pour qui j’ai toujours eu beaucoup de respect. Elle a toujours été comme une deuxième maman pour moi. Aujourd’hui encore, je passe des heures à écouter ses histoires, qui m’apprennent à mieux affronter la vie d’aujourd’hui. D’ailleurs, son « interview » a duré des heures et je n’en ai pu enregistrer qu’une petite partie :

Et voici une petite musique d’ambiance pour votre lecture :

Chronique d’une jeune réunionnaise de quatre-vingt-trois ans

Je suis métisse. Je m’appelle Marguerite, une marguerite teintée, plus noire que blanche. Mes origines sont malgaches : mon nez empâté ne trompe personne. Et si je suis grillée par le soleil cuisant de la Réunion, ma couleur de peau est surtout le fruit d’une longue lignée de métissage.

A ma naissance, le 12 Mai 1930, mes parents « résidaient » dans une paillote à « Grand Fond Lucas » à la Rivière Saint-Louis. J’avais un mois lorsqu’ils décidèrent de s’installer à Saint-Philippe, petite commune du Sud Sauvage … que je n’ai plus quittée.

Notre première maison en bois sous tôle avait deux pièces. C’était une location. Par la suite, en paiement de ses services en tant qu’arpenteur, mon père s’est fait attribué une parcelle de terrain où il a érigé notre chez nous : des petites constructions de bois recouvertes de paille en bordure de route.

Habile de ses mains, mon père savait tout faire : mécanique, forge, menuiserie, charpente … le travail ne manquait pas ! Lorsque j’ai eu trois mois, il acquit un terrain de « 3000 gaulettes » (ancienne unité de mesure), environ sept hectares. Nous vécûmes entre ces deux endroits, mon père et ma mère défrichant, cultivant tout ce qui était nécessaire à notre quotidien.

Lors d’une épidémie de fièvre qui terrassait la population, mes parents prirent la décision de ne plus retourner en ville et nous nous installâmes sur notre propriété, nous abritant dans une hutte meublée de façon très sommaire : un lit « court pas » qui tient son nom du fait qu’il était figé aux poutres de la case avec là-dessus un matelas fait d’un « goni » (sac de jute) bourré de paille de maïs … le strict minimum.

Je grandissais. L’heure d’aller à l’école arriva. Je devais faire trois kilomètres à pied pour gagner l’école communale matin et soir. Pieds-nus ! Mais on y allait gaiement avec les copines, sous peu d’être renversées par une voiture. Dans ce temps-là, rares étaient les propriétaires de voitures. Il y en avait cinq à Saint-Philippe, et deux ou trois camions pour les « gros » agriculteurs, les « gros messieurs » ! La route était en terre, les trous bouchés au macadam (des pierres concassées). Et si d’aventure une voiture arrivait à passer, nous étions certaines d’être noires de boue pour la journée… Le soir les devoirs se faisaient à la lueur de la lampe à pétrole.

A onze ans je dus quitter l’école car le collège était à Saint-Joseph et mes parents n’avaient pas les moyens de m’envoyer en pension, ou peut-être aussi parce qu’ils n’avaient pas le désir de me voir quitter le foyer à un âge si tendre. Je m’acquittais donc des différentes tâches domestiques : ménage, nourrir les animaux, bêchage…  J’allais chercher de l’eau dans les ravines. Il fallait parfois parcourir des kilomètres avant de trouver un point d’eau, et quel désespoir lorsqu’arrivée à proximité de la maison, la malchance voulait que le seau se renverse ! Retour à la case départ !

Je passe l’épisode de la guerre où la pénurie se faisait sentir à tous niveaux. Les marchandises au ticket, le manque de nourriture obligeant les planteurs à arracher les cannes à sucre pour planter du maïs, des patates, du manioc (des « ravages »), les matelas qu’on défaisait pour fabriquer des vêtements…

Je me suis mariée à dix-sept ans. Mon mari, bucheron de métier s’est mis à travailler la terre, la terre laissée par mes parents. A force de volonté, nous avons fini par acquérir un local commercial, une boutique où je travaillais de quatre heures du matin jusqu’à parfois minuit, une heure du matin. A la demande des clients qui aimaient se rencontrer autour d’un jeu de cartes et écouter des chansons venant d’un mégaphone mis à notre disposition par une société. Parfois aussi la nuit déjà courte était ponctuée d’appels de marins-pêcheurs qui venaient peser et écouler le produit de leurs pêches. Pendant ce temps mon mari travaillait d’arrache-pied, coupant et vendant du bois, faisant mille et mille activités pour pouvoir faire vivre décemment notre progéniture consistant en cinq enfants, mais surtout pour atteindre notre objectif : que nos enfants réussissent à l’école.

J’ai pris ma retraite à soixante-deux ans. Depuis, je suis heureuse lorsque je peux retourner sur cette propriété qui reste pour moi mon chez moi. Mon plus grand bonheur c’est d’être encore capable à quatre-vingt-trois ans de gratter la terre, planter, laisser « propre » le patrimoine laissé par mes parents… qui j’espère restera longtemps encore dans la famille.

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